Introduction
Proust est né en 1871 dans une
famille très aisée. Il consacre sa jeunesse aux mondanités des salons
parisiens. Sa mère meurt en 1905, ce qui correspond au début de ses ennuis de
santé et à la fin d’une période insouciante. Il vit reclus chez lui. Il passe
tout son temps à une oeuvre unique et monumentale : A la recherche
du temps perdu pour laquelle il reçoit le prix Goncourt pour un
fragment « à l’ombre des jeunes filles en fleurs » en 1915. Il est
surtout reconnu après sa mort.
Dans la première partie de A
la recherche du temps perdu (« Du côté de chez Swann »), il
raconte le drame de son coucher qui l’obsède. Cet épisode la petite Madeleine
lui permet d’évoquer toute son enfance. La question posée dans ce texte n’est
résolue qu’à la fin de l’oeuvre. C’est un texte essentiel qui constitue la
matrice de A la recherche du temps perdu et plus particulièrement le
déclencheur du récit d’enfance. Ce passage a subit de nombreuses modifications,
des changements de place. C’est donc un souvenir construit, élaboré pour les
besoins d’une démonstration.
Problématique
: à la fois énigme et clé
de l’œuvre, ce passage prétend traiter de la mémoire involontaire, mais
n’est-il pas avant tout un exemple de représentation (construction,
interprétation) donc de création ?
Notre
analyse suivra l'ordre du texte :
I. Une expérience involontaire
1. Effacement involontaire de l’enfance dans la
mémoire
- Eloignement dans le temps (présentatifs «
voici que »… + pluriel « bien des années » + imparfait duratif)
- Caractère vague du souvenir indéfini
(caractère flou enfance)
- Souvenir qui s’efface (narrateur focalisé sur
coucher -> drame qui occulte le reste enfance).
2. Régression du narrateur
- Rupture temporelle.
- Retour inconscient à l’enfance (passivité
enfant -> préalable à l’affleurement conscient du souvenir d’enfant).
3. Le hasard : concours mystérieux de
circonstances favorables ?
- Une action non préméditée.
- Malaise du narrateur au moment où il fait son
expérience (froid physique et moral -> poids).
- Un petit morceau permet d’évoquer l’édifice
immense du souvenir.
Transition : «
Mais » introduit une rupture entre l’évocation de ses circonstances et l’extase
du souvenir. Opposition entre un état malheureux et ce bonheur suprême.
II. Extase du souvenir (expérience extraordinaire)
1. Une expérience magique
- Immédiateté – instantanéité (-> passé révolu et éphémère).
- Extrême plaisir (vocabulaire extrêmement mélioratif).
- Expérience quasi mystique (qui transcende le narrateur).
2. Dépassement de la contingence : expérience de l’éternité
- Résurrection (« de ce qui était mort pour moi » -> impression de
plénitude).
- Révélation du moi (-> attributs COD, sujet… + un moi profond, immortel
révélé).
- Lyrisme : rythme ternaire….
3. Effort de l’esprit : une pensée qui n’est pas en retrait
- Sensation gustative (détaillée, mise en avant = symbole, liée à une
signification supérieure).
- Effort intellectuel (« attentif », analyse, précision de l’évocation).
- Enigme (recherche d’un sens -> triple question).
Transition : Difficulté
de la quête.
III. Difficulté de l’entreprise autobiographique
1. Expérience existentielle
- Présent (énonciation et vérité générale) -> la quête du souvenir se
confond avec l’expérience universelle de la création littéraire. Le souvenir et
l’écriture se confondent.
- Plongée dans les profondeurs du moi (peut-être rapport analogique entre tasse
et esprit + faire ressurgir l’inconscient -> métaphore du passage de l’obscurité à la
lumière).
2. Recherche intellectuelle
- Désir de maîtrise (tournure impersonnelle, phrases complexes -> difficulté
+ désir lucidité)
- L’auteur devient acteur « Je » n’est plus spectateur + désir maîtrise
- Echec de l’expérience programmée (dégradation de la sensation)
Pause narrative, qui débouche sur une pause spirituelle, méditative.
3. Expérience spirituelle et esthétique
- Métaphore de la création qui termine le texte « Mon esprit » devient
complément -> esprit se cherche, esprit sujet et objet
- Difficulté soulignée par question + disparition syntaxe
- Exigence de la création : « chercher ? pas seulement : créer »
Conclusion
Cet extrait de Du côté de chez Swann suscite
des interprétations multiples. Extase à la fois sensuel, mystique et
esthétique. Souvenir de Combray et de toute la recherche, cet épisode nous
montre le narrateur pressentir sa signification spirituelle sans pouvoir
décrypter encore cette sensation extrême. Les enjeux esthétiques de la
recherche sont dévoilés, l’autobiographie est explicitement reliée à la
démarche de création qui est celle de l’écrivain.
« la madeleine », Marcel Proust
Comment le
souvenir peut-il ressurgir de façon impromptue ? C’est ce que Marcel
Proust met en scène dans ce célèbre passage de la Recherche du temps
perdu. Il évoque un événement, somme toute, banal : la dégustation
d’une madeleine trempée dans une tasse de thé. Pourtant, lorsque ce petit
morceau de biscuit se pose sur le palais du narrateur, un sentiment indicible
l’envahit. Ses sens s’éveillent et un fragment de son enfance lui revient en
mémoire.
Ainsi, nous
nous demanderons comment l’auteur met-il en scène le souvenir ? En quoi
l’évocation des sens permet-elle de rendre compte du souvenir ?
I/
L’exaltation des sens, permise par la madeleine
a/
La vue
Le premier
contact avec la madeleine se fait grâce à la vue, dans cet extrait. La mère du
narrateur commande le biscuit qui est désigné par une périphrase :
« un de ces gâteaux courts et dodus » (l 3). La comparaison :
« qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de
Saint-Jacques » (l 4) indique que Marcel a eu le temps de l’observer avant
de le porter à ses lèvres. Il a imaginé, déjà, le pouvoir d’évasion du gâteau
puisqu’il l’associe à un univers maritime, bien éloigné de celui de la
pâtisserie. Pourtant, le souvenir du narrateur n’est pas véritablement lié à la
vue du biscuit. Il le reconnaît lui-même : « La vue de la petite
madeleine ne m’avait rien rappelé « (l 18) Cependant, sa dégustation
affole sa vision. L’adverbe « tout d’un coup »
précédé de la conjonction de coordination « et »
ainsi que le verbe de sensation :
« apercevoir » révèlent que la mémoire crée des images qui s’imposent
à Marcel : « Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. » (l
15).
b/
Le goût et l’odorat
Néanmoins,
pour que le souvenir prenne forme, devienne visible, il est primordial que les
sens du goût et de l’odorat soient sollicités, soient mis en éveil. Car oui,
tout part de là : du goût et du mariage du thé et de la madeleine sur le
palais du narrateur : « je portai à mes lèvres une cuillerée du thé
où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. (l 5-6) » Le thé seul
n’aurait pas permis la résurgence du souvenir, la madeleine dégustée comme
telle non plus, c’est bel et bien l’alliance du solide et du liquide qui
produit un goût singulier. Nous pouvons être sensibles aux termes mélioratifs,
aux modalisateurs qui sont utilisés pour rendre
compte des sensations du narrateur : « extraordinaire », «
plaisir délicieux » (l 8), « essence précieuse » (l 10). Le
goût ramène le narrateur au souvenir de l’enfance. La façon dont il évoque la
madeleine est pleine d’empathie : « Ce goût c’était celui d’un petit
morceau de madeleine » (l 15-16), empathie mise en exergue par l’allitération en
(s). En outre, l’anaphore de « plus » et le comparatif
de supériorité : « seules, plus frêles mais plus vivaces,
plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur
restent encore longtemps » (l 23-24) révèlent la toute-puissance de
l’odorat et du goût qui paraissent demeurer, enfouies, dans notre mémoire.
La comparaison : « comme des âmes » donne
corps à ces deux sens qui se voient personnifiés. La suite de la phrase :
« à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à
porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense
du souvenir » est une véritable célébration de la longévité de l’odeur et de la
saveur. Effectivement, cette longue énumération se
caractérise, en premier lieu, par une anaphore en « à » qui
met en exergue le travail de la mémoire. De plus, le champ lexical
du souvenir : « se rappeler », « attendre »,
« espérer » (l 25) présente le pouvoir des sens du goût et de
l’odorat qui se trouve contenu dans une « gouttelette presque
impalpable » et qui offre, pourtant, l’antiphrase est
frappante, « l’édifice immense du souvenir ». (l 26)
II/
La résurgence du souvenir d’enfance
a/ Les décors et les habitudes de la jeunesse
Une fois
madeleine et thé déposés sur son palais, le narrateur se souvient de son
enfance et, tout d’abord, des choses qu’il avait l’habitude de faire. L’imparfait
à valeur d’habitude est utilisé à plusieurs reprises :
« j’allais », « m’offrait » (l 17), « donnait »
(l 27) et montre ce rituel établi entre Marcel et sa tante ; tout comme
les compléments circonstanciels de temps révélateurs
des coutumes des dimanches passés à Combray : « le dimanche matin »
(l 16), « avant l’heure de la messe » (l 16-17) Les périphrases :
« la vieille maison grise sur la rue » (l 29), « petit pavillon,
donnant sur le jardin » (l 30) évoquent la demeure de l’enfance. Et avec
cette maison, apparaît Combray tout entier. En effet, le souvenir s’agrandit,
se déploie et embrasse le texte : « et avec la maison, la ville,
depuis le matin jusqu’au soir et par tous les temps, j’allais faire des
courses, les chemins qu’on prenait si le temps était beau. » (l 31-32) Les
idées se multiplient et se mêlent : l’espace est évoqué : « la
maison, la ville » le temps : « depuis le matin jusqu’au soir et
par tous les temps » et à nouveau l’espace : « les chemins
qu’on prenait » indiquant que le travail de la mémoire s’est mis en place.
b/
De la mort du souvenir à sa renaissance
Lorsque le
sens du goût est sollicité, Marcel ressent une émotion intense et
immédiate : « je tressaillis » (l 7) mais inqualifiable, tout
d’abord, parce que le souvenir est trop profondément enfoui, presque
mort : « sans la notion de sa cause » (l 8) Pourtant, le
sentiment qui gagne le narrateur est d’une puissance incroyable. Nous pouvons
penser qu’après cet épisode, il ne sera plus jamais le même homme. Le plaisir
éprouvé, en effet, modifie son regard sur l’existence en témoigne l’énumération :
« Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses
désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire » (l 9-10) Le souvenir, bien
qu’imprécis, va même jusqu’à bouleverser indéniablement son être comme le
montre le rythme ternaire : « J’avais cessé de
me sentir médiocre, contingent, mortel. » Quel est ce souvenir ? Le
narrateur à l’image du lecteur l’ignore encore mais il est évident qu’il a une
force telle qu’il fait corps avec Marcel jusqu’à devenir Marcel :
« cette essence n’était pas en moi, elle était moi » (l 10-11) Le
narrateur personnage met en évidence la fragilité de la mémoire, le fait que de
nouveaux souvenirs ont remplacé les anciens dans son esprit et donc qu’il
est difficile d’associer la madeleine à un instant de son enfance : « leur
image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d’autres plus
récents » (l 20-21) Le constat de Marcel sonne avec amertume dans le rythme
binaire suivant : « rien ne survivait, tout s’était
désagrégé. » Cependant, le souvenir ressurgit. La comparaison :
« vint comme un décor de théâtre » (l 30) suggère que les images
enfouies dans l’esprit de Marcel prennent forme comme un livre en 3 dimensions
que l’on ouvrirait lentement, elles se déploient, elles deviennent concrètes,
visuelles, réelles. De la même manière que les techniciens mettant en place un
à un, les accessoires, le décor d’une pièce de théâtre, le narrateur parvient à
remobiliser chaque souvenir perdu de sa mémoire. C’est véritablement dans les
dernières lignes de notre extrait que fleurit le souvenir. L’évocation du jeu
japonais est l’occasion d’une métaphore des plus
intéressantes. Les petits morceaux de papiers trempés dans l’eau représentent
les fragments de la mémoire. Au contact du liquide, ils reprennent vie.
La gradation : « s’étirent, se contournent, se
colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages
consistants et reconnaissables » (l 34-35-36) traduit, à la perfection, ce
travail de la mémoire qui impose à notre regard le décor du souvenir. Comme les
petits morceaux de papier mais également comme une fleur de thé, Combray, tel
un bourgeon protégé par des feuilles tressées, éclot lors de l’infusion de la
mémoire. Celle-ci fait jaillir les personnages, les fleurs et la ville :
« toutes les fleurs de notre jardin et celle du parc de M. Swann, et les
nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et
l’église et tout Combray et ses environ. » (l 36-37-38) Ce qui appartient
au domaine du souvenir et donc de l’impalpable devient palpable. La tasse de
thé n’est autre que la métaphore de la mémoire et le
souvenir s’extirpe de la tasse comme il s’extrait de la mémoire de
Marcel : « tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et
jardins, de ma tasse de thé » (l 39)
Marcel
Proust attribue, dans cet extrait, un pouvoir inouï aux sens du goût et de
l’odorat, capables de faire resurgir des souvenirs oubliés. Il parvient à
expliquer ce travail complexe et fabuleux de la mémoire. C’est également le
sens de l’odorat que célèbre Jean-Baptiste Grenouille dans Le Parfum mais
la célébration se fait funeste puisque c’est cette fascination pour l’olfaction
qui va pousser le personnage à commettre des meurtres.
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