La société est-elle un obstacle à l’épanouissement de l’individu ?
Introduction
On souligne volontiers "l’individualisme" des sociétés contemporaines, et le philosophe Gilles Lipovetsky évoque ainsi dans L’Ère du vide, "l’individu et son droit toujours proclamé de s’accomplir à part, d’être libre" : sous-entendu, "à part" du reste de la société qui empêcherait donc l’individu "de s’accomplir" et notamment, "d’être libre". Mais la société est-elle obstacle à l’épanouissement de l’individu – ou à son "accomplissement" ?
L’individu peut être simplement défini comme un "être humain distinct des autres, par opposition à la société", justement (Le Petit Robert). Quant à "l’épanouissement", c’est un terme assez vague, mais on peut admettre que c’est bien le but que chacun recherche dans la vie de "s’épanouir", ou "se réaliser", ou encore de "s’accomplir". Il y a sans doute deux idées dans la notion d’épanouissement : d’abord, bien sûr, celle du "bonheur". Ensuite, celle d’un développement des "possibilités" ou des "facultés" de chacun. En bref, le fait de "se réaliser" aussi bien en tant qu’homme qu’en tant qu’individu, "d’être soi-même", ce qui reste bien le meilleur moyen d’être heureux. Alors, la société empêche-t-elle l’individu de développer les qualités qui lui sont propres et par là même, d’atteindre le bonheur ? Pour quoi ? Et en quoi ?
On peut définir la société comme un "groupe d’individus" ou plutôt, comme un "ensemble d’individus entre lesquels existent des rapports durables et organisés, le plus souvent établis par des institutions" (Le Petit Robert). À partir de là, la question est de savoir quels rapports existent entre les individus dans la société. S’ils vivent en "groupe", c’est sans doute que cela leur apporte quelque chose à chacun : une entraide, des moyens de subvenir à leurs besoins, ou tout simplement, de "’amitié", le plaisir qu’on retire à vivre ensemble. D’un autre côté, il semble bien que les hommes aient toujours vécu en société sans jamais l’avoir vraiment "choisi", et si cette vie "en groupe" est plus ou moins utile ou nécessaire pour "survivre", elle nous empêche un peu – et même beaucoup – de "vivre", "d’être libre" et "heureux". Dans ce sens, il est à peine besoin de rappeler qu’on accuse régulièrement"la société" de nous obliger, de nous contraindre, ou de faire de chacun de nous des "moutons" et des "numéros" – sans trop savoir, d’ailleurs, de qui on parle ni à quoi on pense quand on dit : "la société".
Donc, la société est-elle pour l’individu un moyen ou un obstacle pour être heureux, notamment en "développant" les qualités qui lui sont propres – est-ce que plutôt, elle ne l’en empêche pas en le "tuant", pour ainsi dire, "dans l’œuf" ?
I – La société est nécessaire au bonheur de l’individu
a) Si les hommes vivent en société depuis si longtemps – et même, depuis toujours –, c’est bien qu’elle leur apporte quelque chose, en particulier les moyens de subvenir à leurs besoins. Ainsi, parce que "l’union fait la force", la vie en groupe permet à chacun de survivre mieux qu’il ne le ferait tout seul, notamment en répartissant les tâches nécessaires à la satisfaction des besoins – ce qu’on appelle "la division du travail". Mais ne s’agit-il pas alors d’un "mal nécessaire", utile à la survie tout en étant nuisible au bonheur de chacun ?
b) Aristote dit de l’homme qu’il est un "animal social" ou "sociable". En deux sens : d’abord, pour distinguer la société humaine du groupe animal. En effet, si l’instinct grégaire des animaux les pousse à vivre en groupe pour satisfaire leurs besoins, la vie de l’homme en société lui apporte bien plus et lui permet, à travers le langage, d’acquérir et de développer "le sentiment du bien et du mal, du juste et de l’injuste et des autres notions morales". En bref, la vie en société "humanise" l’individu et le fait sortir de l’animalité. Par là même, elle le rend heureux, pour la bonne raison qu’il est dans la nature de l’homme de vivre en société.
c) Finalement, en dehors de la société, l’individu ne serait pas grand-chose. D’ailleurs, la sociologieconsidère qu’on ne peut ou qu’on ne doit même pas penser ni définir l’individu indépendamment de la société. C’est en ce sens qu’Auguste Comte soutient qu’on ne peut pas "décomposer" la société en individus, tout comme on ne peut pas "décomposer" un être vivant tant qu’il est vivant. Il n’y a donc pas lieu d’opposer l’individu et la société, puisque chaque être humain est une partie de la société définie comme un "organisme".
(Transition) La solution pose un problème : comment prétendre que l’individu peut être heureux s’il est entièrement soumis à la société, aux règles sociales ou sociologiques, ou encore aux institutions qui régissent la vie en société ? Chacun d’entre nous ne cherche-t-il pas aussi à se distinguer des autres et à "être libre" ?
II – La société est un obstacle au bonheur de l’individu
a) Si la sociologie peut faire "abstraction" de l’individu, c’est justement qu’elle présuppose qu’il est entièrement "déterminé" par la société. Pourtant, la notion d’épanouissement comprend l’idée de liberté : développer ses propres facultés ou qualités, se "réaliser soi-même", c’est bien se distinguer des autres. Si l’individu "est déterminé" par la société plutôt qu’il ne "se détermine" lui-même, c’est bien qu’elle l’empêche de s’épanouir, d’autant plus s’il doit se conformer aux règles qui sont les mêmes pour tout le monde.
b) Contrairement à ce que prétend Aristote, ceux qu’on appelle "les théoriciens du contrat" et/ou de "l’état de nature" soutiennent que l’homme n’est pas naturellement "sociable", soit parce qu’il est un animal "solitaire", comme chez Rousseau, soit parce qu’il est naturellement "égoïste", comme chez Hobbes. Par conséquent, la vie en société le déshumanise ou le pervertit plutôt qu’elle ne l’humanise (Rousseau), et sinon, elle entraîne un état de guerre perpétuelle (Hobbes). Dans tous les cas, les hommes seraient plus heureux s’ils vivaient seuls. Alors pourquoi vivre en société ?
c) Comme on l’a dit, c’est seulement par intérêt ou pour subvenir à leurs besoins. Mais l’entraide devient vite interdépendance, et la division du travail, inégalités sociales. Le remède est peut-être pire que le mal. C’est pourquoi, sans doute, "la société civile" a besoin de l’État et d’un pouvoir politique qui organise la vie sociale en corrigeant ses effets pervers. Pour résumer, si les hommes se sentaient libres et heureux en société, il n’y aurait pas besoin d’État ni de lois.
(Transition) Une fois encore, la solution pose un problème : avec un État qui organise entièrement la vie en société, on tombe dans le "totalitarisme". La sphère privée disparaît totalement au profit de la sphère publique et, bien sûr, l’individu n’a plus aucune existence propre.
III – Les obstacles de la vie en société permettent à l’individu de s’épanouir
Il n’y a peut-être pas à opposer obstacle et moyen : c’est à peu près ce que soutient Kant en évoquant "l’insociable sociabilité des hommes".
a) Sociabilité, parce que les hommes ont bien "un penchant à s’associer" qui ne relève pas seulement du calcul utilitaire. Au fond, Aristote a bien raison : il est de la nature des hommes de vivre ensemble, et sans cela, ils ne pourraient développer leurs facultés (morales, intellectuelles, etc.), et par suite, être heureux.
b) Mais en même temps, l’homme est bien un être "insociable", ainsi que peut le soutenir un Hobbes : il ne peut s’empêcher de poursuivre des intérêts égoïstes, et de manière générale, de chercher à se distinguer des autres, à se différencier, "à vouloir tout diriger dans son sens" ou comme le dit Gilles Lipovetsky, à proclamer "son droit" "de s’accomplir à part, d’être libre". Est-ce à dire que la vie en société l’en empêche ?
c) Pour Kant, c’est justement dans la confrontation, voire dans le conflit de la vie sociale, que l’individu trouve le moyen de "développer" ses facultés. Il prend l’image de l’arbre qui pousse et se développe bien mieux au milieu d’autres arbres avec lesquels il doit "se battre" pour faire sa place, que s’il était isolé.
Conclusion
Bien sûr, l’individu peut avoir le sentiment que la société l’empêche de s’épanouir et d’être heureux, à cause des règles ou des lois auxquelles il est soumis, qu’il en soit conscient ou non, d’ailleurs. D’un autre côté, que serait l’individu en dehors de la société, effectivement ? Celui qui serait né et grandirait tout seul dans une forêt n’aurait pas vraiment l’occasion de développer tout ce qui fait de lui un homme et la personne qu’il est, à commencer par le langage. Pour finir, ce sont les obstacles imposés par la société à l’individu qui lui permettent – qui le poussent, qui le forcent même – de s’épanouir.
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