Sujet : Albert
Jacquard écrit : « S’affronter, c’est être front à front,
c’est-à-dire intelligence à intelligence, et non force contre force. »
Cette
conception vous paraît- elle un bon moyen pour inventer la paix ?
Le
monde contemporain semble pris entre les guerres toujours renaissantes et les
conférences sur le désarmement ; cette cohabitation paradoxale de la
violence et d’une sincère aspiration à la paix est peut- être ce par quoi se
définit l’homme moderne. Albert Jacquard, scientifique moderne, soucieux
d’éthique, souligne ce paradoxe en proposant que l’on fasse des forces
d’affrontement des forces de construction pacifique. Il redéfinit
ainsi le verbe « s’affronter » : « c’est être
front à front, intelligence à intelligence, et non force contre force ».
C’est
pourquoi nous pouvons d’abord nous demander si les conflits permanents de
l’univers ne sont pas mis en échec par la volonté de paix ; puis il faudra
mettre à l’épreuve la solution que propose Jacquard.
Le
monde moderne est agité par des conflits dont l’ampleur n’a jamais été égalée.
Non seulement notre siècle a connu deux guerres mondiales mais, aujourd’hui
encore, le moindre affrontement entre deux puissances politiques perturbe les
relations diplomatiques internationales. La situation est telle que des crédits
monumentaux sont accordés à l’armement au détriment de la culture, par exemple.
D’autre part, l’homme moderne fait preuve d’une irresponsabilité notoire en ne
prenant pas en compte les conséquences sur un avenir immédiat de certaines de
ses activités belliqueuses. L’exemple le plus flagrant est celui des
manipulations nucléaires : le problème des déchets est renvoyé dans le
futur. Pour satisfaire notre volonté de puissance, nous condamnons par avance nos
descendants. Jean Rostand définit ainsi cette folie meurtrière : « On
tue un homme, on est un assassin. On tue des milliers d’hommes, on est un
conquérant. On les tue tous, on est un dieu. »
Qui
plus est, la matière grise elle- même est au service de la destruction.
L’intelligence humaine se développe contre son semblable, les hommes
agissent « force contre force », pour reprendre les termes de
Jacquard. Saint- Exupéry considère d’ailleurs la guerre comme « une
maladie » qui serait donc contagieuse. Les progrès techniques ne
semblent pas aller dans le sens de la paix, à en juger par la multiplication et
la sophistication des armes. LeCVIIIe siècle croyait en un
progrès humain passant par l’évolution technologique et le CCe siècle
ruine cette prétention.
La
Paix paraît donc n’être qu’un vain mot, réduit à la valeur de slogan pour
écologiste en mal de programme. En effet s’il faut « inventer la
paix », c’est qu’elle ne se trouve pas à l’état naturel. Cette proposition
donne de l’humanité une définition en termes négatifs et pessimistes. Pourtant,
il existe dans le monde une contestation pacifique à la mesure des conflits.
Une autre lutte s’engage qui, comme l’a montré Rabelais, « n’entreprendr(a)
guerre qu’ (elle n’ait) essayé tous les arts et moyens de paix ». Se
multiplient les mouvements pacifistes : en Allemagne, contre les armes
nucléaires de tous bords qui menacent sa sécurité plus qu’elles ne
l’assurent ; en Israël ou, malgré la situation de guerre permanente, des
hommes ont pris conscience de l’engrenage fatal ou conduisent les affrontements
sans trêve.
La
conception de Jacquard découle de cette situation ambiguë. L’auteur propose de
passer de la rivalité à l’émulation. L’allitération en « F » qui joue
entre « front à front » et « force contre force » insiste
sur cette métamorphose à opérer. Ce projet repose sur la croyance en une
intelligence enfin comprise dans son sens plein, et suppose un consensus des
esprits scientifiques. Il s’agit désormais de pratiquer l’universalisation des
connaissances au lieu d’être atteint de jalousie chronique quant à ses propres
découvertes. Les congrès internationaux, nombreux, sont le signe de cette
émulation scientifique, qui devrait s’étendre à tous les projets humains.
Ce
qui fait les conflits mondiaux est la même idée que ce qui peut donner
naissance à la Paix : l’idée d’un monde dont les parties ne peuvent être
indépendantes les unes des autres, d’un tout qui, s’il n’est pas homogène, n’en
reste pas moins un ensemble indissociable. La mondialité des affrontements, au
sens négatif du terme, est aussi peut- être la solution, en ce qu’elle permet
de s’affronter, au sens positif que lui donne Jacquard. Sa conception
d’invention de la Paix abolit toutes les frontières politiques et diplomatiques.
C’est
le travail de la raison qui est à l’œuvre ici. Le verbe
« s’affronter » n’a pas d’acception négative : le front, zone
solide et traditionnellement symbolique de la force obtuse, devient ce qui
abrite l’intelligence, l’attribut le plus évident du penseur. L’idée n’en est
pas neuve et Diderot, à l’Article « Paix » de L’Encyclopédie
exprimait déjà ainsi sa pensée : « Si la raison gouvernait les
hommes, si elle avait sur les chefs des nations l’empire qui lui est dû, on ne
les verrait point se livrer inconsidérément aux fureurs de la guerre. »
Jacquard envisage une construction à long terme d’une humanité enfin sensée,
responsable de ses actes et consciente des dangers de certaines de ses
réalisations. Certains autres esprits scientifiques ont remis en doute, de la
même manière, leurs propres découvertes parce qu’elles avaient des conséquences
néfastes pour l’humanité, tels Einstein ou Oppenheimer.
Ce
qui est en jeu dans ce généreux projet, c’est la finalité de l’histoire humaine
et l’influence que peut exercer l’homme sur son propre destin. Le philosophe
Karl Jaspers fait preuve lui aussi d’optimisme lorsqu’il affirme : « il
n’est pas possible de préciser formellement le but final de l’histoire ;
mais il est possible de préciser un but qui est lui- même la condition à
remplir pour que les plus hautes possibilités de l’homme s’ouvrent à lui :
l’unité de l’humanité. »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire