samedi 19 janvier 2019

« S’affronter, c’est être front à front, c’est-à-dire intelligence à intelligence, et non force contre force. »

   Sujet : Albert Jacquard écrit : « S’affronter, c’est être front à front, c’est-à-dire intelligence à intelligence, et non force contre force. »

      Cette conception vous paraît- elle un bon moyen pour inventer la paix ?

 

          Le monde contemporain semble pris entre les guerres toujours renaissantes et les conférences sur le désarmement ; cette cohabitation paradoxale de la violence et d’une sincère aspiration à la paix est peut- être ce par quoi se définit l’homme moderne. Albert Jacquard, scientifique moderne, soucieux d’éthique, souligne ce paradoxe en proposant que l’on fasse des forces d’affrontement des forces de construction pacifique. Il  redéfinit ainsi le verbe « s’affronter » : « c’est être front à front, intelligence à intelligence, et non force contre force ».

         C’est pourquoi nous pouvons d’abord nous demander si les conflits permanents de l’univers ne sont pas mis en échec par la volonté de paix ; puis il faudra mettre à l’épreuve la solution que propose Jacquard.

 

        Le monde moderne est agité par des conflits dont l’ampleur n’a jamais été égalée. Non seulement notre siècle a connu deux guerres mondiales mais, aujourd’hui encore, le moindre affrontement entre deux puissances politiques perturbe les relations diplomatiques internationales. La situation est telle que des crédits monumentaux sont accordés à l’armement au détriment de la culture, par exemple. D’autre part, l’homme moderne fait preuve d’une irresponsabilité notoire en ne prenant pas en compte les conséquences sur un avenir immédiat de certaines de ses activités belliqueuses. L’exemple le plus flagrant est celui des manipulations nucléaires : le problème des déchets est renvoyé dans le futur. Pour satisfaire notre volonté de puissance, nous condamnons par avance nos descendants. Jean Rostand définit ainsi cette folie meurtrière : « On tue un homme, on est un assassin. On tue des milliers d’hommes, on est un conquérant. On les tue tous, on est un dieu. »

        Qui plus est, la matière grise elle- même est au service de la destruction. L’intelligence humaine se développe contre son semblable, les hommes agissent «  force contre force », pour reprendre les termes de Jacquard. Saint- Exupéry considère d’ailleurs la guerre comme «  une maladie » qui serait donc contagieuse. Les progrès techniques ne semblent pas aller dans le sens de la paix, à en juger par la multiplication et la sophistication des armes. LeCVIIIsiècle croyait en un progrès humain passant par l’évolution technologique et le CCsiècle ruine cette prétention.

         La Paix paraît donc n’être qu’un vain mot, réduit à la valeur de slogan pour écologiste en mal de programme. En effet s’il faut « inventer la paix », c’est qu’elle ne se trouve pas à l’état naturel. Cette proposition donne de l’humanité une définition en termes négatifs et pessimistes. Pourtant, il existe dans le monde une contestation pacifique à la mesure des conflits. Une autre lutte s’engage qui, comme l’a montré Rabelais, « n’entreprendr(a) guerre qu’ (elle n’ait) essayé tous les arts et moyens de paix ». Se multiplient les mouvements pacifistes : en Allemagne, contre les armes nucléaires de tous bords qui menacent sa sécurité plus qu’elles ne l’assurent ; en Israël ou, malgré la situation de guerre permanente, des hommes ont pris conscience de l’engrenage fatal ou conduisent les affrontements sans trêve.

         La conception de Jacquard découle de cette situation ambiguë. L’auteur propose de passer de la rivalité à l’émulation. L’allitération en « F » qui joue entre « front à front » et « force contre force » insiste sur cette métamorphose à opérer. Ce projet repose sur la croyance en une intelligence enfin comprise dans son sens plein, et suppose un consensus des esprits scientifiques. Il s’agit désormais de pratiquer l’universalisation des connaissances au lieu d’être atteint de jalousie chronique quant à ses propres découvertes. Les congrès internationaux, nombreux, sont le signe de cette émulation scientifique, qui devrait s’étendre à tous les projets humains.

        Ce qui fait les conflits mondiaux est la même idée que ce qui peut donner naissance à la Paix : l’idée d’un monde dont les parties ne peuvent être indépendantes les unes des autres, d’un tout qui, s’il n’est pas homogène, n’en reste pas moins un ensemble indissociable. La mondialité des affrontements, au sens négatif du terme, est aussi peut- être la solution, en ce qu’elle permet de s’affronter, au sens positif que lui donne Jacquard. Sa conception d’invention de la Paix abolit toutes les frontières politiques et diplomatiques.

        C’est le travail de la raison qui est à l’œuvre ici. Le verbe « s’affronter » n’a pas d’acception négative : le front, zone solide et traditionnellement symbolique de la force obtuse, devient ce qui abrite l’intelligence, l’attribut le plus évident du penseur. L’idée n’en est pas neuve et Diderot, à l’Article « Paix » de L’Encyclopédie exprimait déjà ainsi sa pensée : « Si la raison gouvernait les hommes, si elle avait sur les chefs des nations l’empire qui lui est dû, on ne les verrait point se livrer inconsidérément aux fureurs de la guerre. » Jacquard envisage une construction à long terme d’une humanité enfin sensée, responsable de ses actes et consciente des dangers de certaines de ses réalisations. Certains autres esprits scientifiques ont remis en doute, de la même manière, leurs propres découvertes parce qu’elles avaient des conséquences néfastes pour l’humanité, tels Einstein ou Oppenheimer.

         Ce qui est en jeu dans ce généreux projet, c’est la finalité de l’histoire humaine et l’influence que peut exercer l’homme sur son propre destin. Le philosophe Karl Jaspers fait preuve lui aussi d’optimisme lorsqu’il affirme : « il n’est pas possible de préciser formellement le but final de l’histoire ; mais il est possible de préciser un but qui est lui- même la condition à remplir pour que les plus hautes possibilités de l’homme s’ouvrent à lui : l’unité de l’humanité. »

 


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