Les souvenirs sont ce qui
nous lie au passé et ce qui nous en reste. La plupart de nos souvenirs nous
viennent de l’enfance. Ils peuvent être heureux ou malheureux selon plusieurs
facteurs, dont le plus important est peut-être la famille. La famille, en nous
offrant une enfance heureuse, nous donne des souvenirs heureux. Mais, qu’est-ce
qu’une enfance heureuse ? Et qu’est-ce qu’un souvenir heureux ? D’où vient,
aussi, que nous pensons à certains moments de notre enfance avec nostalgie et à
d’autres avec amertume ?La question peut être traitée, d’abord, en cherchant ce
qui fait le caractère heureux d’un souvenir d’enfance, puis, ce qui fait qu’un
souvenir d’enfance peut être malheureux.
L’enfance est, peut-être,
la période la plus importante de notre vie. Elle est décisive dans la formation
de l’adulte que nous serons. Cette période passe trop vite et il ne nous en
reste que des souvenirs. Ces derniers sont souvent nostalgiques car ils nous
ramènent à des moments heureux où on est protégé et choyé. Ce sont des
souvenirs d’innocence et d’irresponsabilité sympathique.
L’enfance est une période
heureuse où l’individu existe par et dans la famille. La famille, le père et la
mère principalement, mais aussi les grands parents, les tantes et les oncles,
offrent à l’enfant un univers protecteur qui le met en sécurité et lui procure
des moments de bonheur. Les baisers, les cadeaux, les mots doux et mêmes les
fessées sont des événements qui peuvent paraître anodins à l’enfant, mais
peuvent devenirs historiques pour l’adulte. Je peux me rappeler avec beaucoup
de nostalgie et de bonheur le jour où papa, simple maçon, m’a offert,
fièrement, une paire d’espadrilles qui lui ont coûtées 50Dh et qui ne m’ont pas
plu. Je peux me remémorer avec tendresse les jours où, malgré moi, maman me
décrassait le corps avec une certaine violence, comme si elle voulait me rendre
blanc. On peut avoir une enfance marquée par la maladie. Mais, si on est
entouré par une famille qui se sacrifie, qui est tendre et rassurante, les
moments durs deviennent, un peu plus tard, des moments heureux. Les souvenirs
des moments familiaux deviennent heureux à l’âge adulte, car c’est à ce
moment-là qu’on mesure le bonheur et la chance d’avoir eu une famille.
Les souvenirs d’enfance
sont, en effet, des souvenirs d’innocence et d’irresponsabilité sympathique. Quand
on y pense, on n'est pas toujours très glorieux pendant l’enfance. On est même
souvent ingrat. Mais on nous pardonne tout, on nous passe tout et on trouve
sympathiques toutes, ou presque toutes nos bêtises. C’est que nous ne sommes
pas responsables et que nous sommes incapables de méchanceté. On peut donc
raconter avec des rires et des sourires le jour où on a massacré tous les
poussins de grand-mère, la fois où on a cassé la moto de son oncle, la soirée
où on a pété en plein repas familial, le jour où a volé l’argent que la maman
avait pris dans la poche du père… Que de belles réminiscences, que du bonheur.
Même les punitions qui ont suivi sont aujourd’hui des souvenirs heureux.
Enfants, nous sommes considérés comme des petits diables, des « chaîtan. » Rien
de vraiment mauvais ne peut venir de nous. C’est pourquoi nous nous souvenons
de ces événements avec nostalgie. Nous aimerions bien avoir, adultes, droit à
un peu de cette extraordinaire indulgence.
Ainsi, il apparaît que
c’est dans la famille que se font les souvenirs heureux. Que la vie soit
vraiment heureuse ou malheureuse, le bonheur ou le malheur du souvenir dépend
d’abord de la qualité de la présence familiale.
La période de l’enfance ne
passe pas trop vite pour tous les enfants. Tous les enfants n’ont pas droit à
l’enfance. Certains ont le malheur d’être nés sans famille. Abandonnés,
orphelins ou nés dans une mauvaise famille, ces enfants ne gardent de l’enfance
que des souvenirs tristes et douloureux et des marques indélébiles dans leur
corps, leur cœur et leur tête.
L’enfant sans famille ne
garde de son enfance, le plus souvent, que des souvenirs douloureux.
L’orphelin, même lorsqu’il a la chance de ne pas se retrouver dans la rue ou
dans des établissement d’assistance publique, ne se sent ni aimé ni désiré. Il
est à peine supporté et tout ce qu’on fait pour lui est donné comme une aumône.
Il est, pour ainsi dire, tout le temps humilié. Souvent, l’enfant qui n’a pas
de famille est appelé à affronter le monde des dures réalités très tôt. Il doit
gagner lui-même son pain. Il n’a droit ni à l’école, ni à la santé. Il regarde
les autres enfants avec envie et, parfois, avec rancune et haine. Si cet enfant
devient un adulte avec juste de mauvais souvenirs, c’est une chance pour la
société, car, des fois, il devient marginal et sa rancune devient soif de
vengeance. Les souvenirs qui restent d’une enfance sans famille ne sont pas des
souvenirs qu’on se remémore ou qu’on raconte. On les tait, on les noie dans
l’alcool ou on les étouffe par la fumée cannabique. Il y en a de terribles, en
effet. L’enfant ne peut pas se souvenir avec bonheur de la fois ou il a été
violé, de toutes les fois où son mâalem l’a caressé avec une certaine
insistance, du jour où il a été battu à mort et brûlé par sa lalla. Ce que désire
cet enfant, c’est de pouvoir effacer sa mémoire.
Il ne faut pas déduire de
cela qu’avoir une famille est synonyme de bonheur. Parfois, c’est de la famille
que viennent les malheurs et les souvenirs malheureux. Quand l’enfant tombe
dans une famille indigne, il est aussi malheureux, voire plus malheureux qu’un
enfant sans famille. Imaginons un enfant dont le père, ivrogne et joueur, ne
pratique que la langue des gros mots et des baffes, ou dont la mère est une
prostituée alcoolique et droguée. Quels souvenirs peuvent rester à cet enfant
de son enfance ? Les jours où les cris de son père et de sa mère le réveillent
en sursaut, tremblant ? L’autre fois où la police est venue chercher son père à
minuit, pour une affaire de coups et blessures? La fois où sa mère est rentrée
avec un « monsieur », complètement grise ? Le jour où son père lui a soutiré
les 5 dirhams que son grand-père lui avait donnés pour la fête du mouton ?
L’enfant peut porter sur son corps même les marques de cette vie violente et
impitoyable. Des parents pareils peuvent se montrer extrêmement violent envers
l’enfant. L’enfant dont la famille n’en est pas une n’a pas d’enfance. Ses
souvenirs d’enfance sont des blessures béantes à jamais.
Les souvenirs d’enfance ne
sont pas toujours heureux. Il y a seulement des enfants dont les souvenirs
heureux sont si nombreux que les moments de malheur deviennent insignifiants et
d’autres dont les moments de bonheur sont si rares qu’ils ne peuvent penser à
leur enfance qu’avec amertume et angoisse. C’est le facteur familial qui est
souvent décisif dans les deux cas. Bonne, aimante, tendre, une famille, pauvre
ou riche, cultivée ou ignorante, peut vous donner une enfance heureuse et des
souvenirs de bonheur. Absente, violente, méchante, une famille vous vole votre
enfance. Cependant, tout n’est jamais perdu pour l’homme, car de grands
malheurs d’enfance peuvent donner naissance à de grands chefs d’œuvres
littéraires et artistiques.