Le texte est extrait d'une lettre de Simone Weil dans laquelle elle appelle les travailleurs de l'usine à prendre pleinement conscience de leurs conditions.
À l'usine, vous êtes là seulement pour exécuter des consignes, livrer des pièces conformes aux ordres reçus, et recevoir, les jours de paye, la quantité d'argent déterminée par le nombre de pièces et les tarifs. À part ça, vous êtes des hommes -vous peinez, vous souffrez, vous avez des moments de joie aussi, peut-être des heures agréables ; parfois vous êtes contraints à de terribles efforts sur vous-mêmes ; certaines choses vous intéressent, d'autres vous ennuient. Mais tout ça, personne autour de vous ne peut s'en occuper. Vous-mêmes, vous êtes forcés de ne pas vous en occuper. On ne vous demande que des pièces, on ne vous donne que des sous.
Cette situation pèse parfois sur le cœur, n'est-il pas vrai ? Elle donne parfois le sentiment d'être une simple machine à produire. Ce sont là les conditions du travail industriel. [...]
Si un soir, ou bien un dimanche, ça vous fait tout à coup mal de devoir toujours renfermer en vous-mêmes ce que vous avez sur le cœur, prenez du papier et une plume. Ne cherchez pas des phrases bien tournées. Employez les premiers mots qui vous viendront à l'esprit. Et dites ce que c'est pour vous que votre travail.
Dites si le travail vous fait souffrir. Racontez ces souffrances, aussi bien les souffrances morales que les souffrances physiques. Dites s'il y a des moments où vous n'en pouvez plus ; si parfois la monotonie du travail vous écœure ; si vous souffrez d'être toujours préoccupés par la nécessité d'aller vite ; si vous souffrez d'être toujours sous les ordres des chefs.
Dites si vous éprouvez parfois la joie du travail, la fierté de l'effort accompli. S'il vous arrive de vous intéresser à votre tâche. Si certains jours vous avez plaisir à sentir que ça va vite, et que par suite vous gagnez bien. Si quelquefois vous pouvez passer des heures à travailler machinalement, presque sans vous en apercevoir, en pensant à autre chose, en vous perdant dans des rêveries agréables. [...]
Dites, d'une manière générale, si vous trouvez le temps long à l'usine, ou si vous le trouvez court. Peut-être bien que ça dépend des jours. Cherchez alors à vous rendre compte de quoi ça dépend au juste.
Dites si vous êtes pleins d'entrain quand vous allez au travail, ou si tous les matins vous pensez : "Vivement la sortie !" Dites si vous sortez gaiement le soir, ou bien épuisés, vidés, assommés par la journée de travail.
Dites enfin si, à l'usine, vous vous sentez soutenus par le sentiment réconfortant de vous trouver au milieu de copains, ou si au contraire vous vous sentez seuls.
Surtout dites tout ce qui vous viendra à l'esprit, tout ce qui vous pèse sur le cœur.
Simone Weil, La condition ouvrière
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